mercredi 31 août 2016

L'HOMME AU LION d’Henrietta ROSES-INNES


Henrietta Rose-Innes est une écrivaine  sud-africaine qui fut autrefois élève de J.M Coetzee le prix Nobel de littérature. Cette parenté a donné des fruits exceptionnels. Son précédent roman, “Ninive”,  était une ode sublime à la nature et aux rapport que l’humanité tisse avec elle. Avec “L’Homme au lion” Henrietta Rose-Innes approfondit avec beaucoup d’inspiration cette thématique.  Comme sa consoeur Rosamund Haden, Rose-Innes plante le décor dans une Afrique du Sud prise entre une modernité  qui rompt avec  son passé et un monde sauvage qui fut autrefois son berceau.  
   A ce titre “L’Homme au lion” constitue une métaphore  sensible et puissante sur le rapport que l’homme construit avec son environnement. La ville du Cap porte tous les stigmates de l’hypermodernité et pourtant le bush, terre hostile et dangereuse, est à ses portes. Il a été d’ailleurs le théâtre d’un drame qui a séparé deux amis, Mark et Stan, alors qu’ils n’étaient encore qu’adolescents. Des années plus tard, ils vont se retrouver mais Mark est blessé par l’un des lions dont il s’occupait au zoo. L’animal est abattu.  Sekhmet, la lionne survivante est désormais la dernière de son espèce, et c’est Stan qui va désormais s’occuper d’elle. Entre le jeune homme, obsédé par le passé partagé avec son ami, et l’animal, va s’instaurer un rapport particulier  au point que Stan va se mettre à sentir le fauve.  Mais il n’est pas le seul à ressentir l’attractivité sauvage du félin, d’autres fascinés comme lui par Sekhmet, voudraient lui rendre sa liberté. 
  L’excellente traduction d’Elisabeth Gilles nous offre la possibilité de découvrir une magnifique fable où la dimension sauvage de la nature prend, au fil des pages, l’ascendant sur les êtres.  Le fauve devient le point nodal du roman vers lequel converge l’ensemble des acteurs du récit.  Sekhmet, dernier lion du Cap redevient, à mesure que la narration progresse, le symbole  d’une vie désormais perdue et que certains aimeraient pouvoir retrouver. 

Archibald PLOOM

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mardi 30 août 2016

LA MONTAGNE EN SUCRE de Wallace STEGNER


Wallace Stegner , disparu en 1993, compte parmi les meilleurs romanciers américains. Il publia une oeuvre romanesque tout à fait considérable composée d’une soixantaine de romans. “La montagne en sucre” est considérée par les spécialistes comme l’une de ses oeuvres les plus abouties. Huit cent cinquante pages d’une fresque qui met en scène l’histoire de l’Ouest américain dans un style flamboyant que la traduction d’Eric Chédaille sert magnifiquement.
Il faut souligner le remarquable effort de l’éditeur Gallmeister qui propose cette nouvelle édition en format de poche pour un prix très raisonnable au regard de la taille volumineuse de cet ouvrage. Par ailleurs cet incontournable de la littérature américaine exigeait une traduction qui épouserait l’écriture à la fois réaliste et sublimement descriptive de Stegner. Eric Chédaille est parvenu à rendre la langue pleine de puissance, d’humour et de beauté, nous offrant la possibilité de de longues heures de lecture émerveillées.
“La montagne en sucre” débute dans l’état du Dakota en 1905 où la jeune Elsa vient s’installer après avoir fui les plaines du Minnesota. Les premières pages du roman qui se déroule dans le train sont à ce titre une entrée en matière où le souffle romanesque de Wallace Stegner fait déjà son oeuvre. “L’oppressante obscurité qui régnait de l’autre côté des rails lui sauta au visage, difficilement contenue par l’éclairage du quai et les vitres dorées de la petite ville. Lorsque le train repartit enfin, elle demeura longtemps assise à contempler d’un oeil fixe la nuit solide par-delà sa propre image à peine reflétée, la tête pleine de son père, de Sarah et de la maison, ce foyer à présent si cher à son coeur. Sa révolte lui semblait maintenant une foucade puérile…” Elsa va rencontrer Bob Mason qui de son côté rêve d’aventures de fortune. Pendant trente années le lecteur suit tous les bonheurs et les affres de la famille que Bob et Elsa vont construire ensemble tandis que le pays devient une immense nation. Stenger se pose en peintre d’une oeuvre monumentale, une fresque où se mêle l’histoire des gens et celle d’une nation. Le récit ancré dans l’Ouest américain est immergé dans une nature forte et parfois hostile où les hommes construisent leur vie, s’aiment, se quittent, font des enfants qui plus tard continueront leur oeuvre. Cette saga familiale nous conduit dans une demi-douzaine d’états de l’Ouest et au Canada et s’écoule sur une trentaine d’années. Un tour de force littéraire que les éditions Gallmeister nous permettent de redécouvrir.

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L'ENFANT QUI MESURAIT LE MONDE de Metin ARDITI


Metin Arditi, écrivain francophone d’origine turque nous propose avec “L’enfant qui mesurait le monde” une oeuvre romanes que construite autour d’un triptyque  plein du tragique de l’existence et d’une humanité baignée par le soleil grec de Kalamaki, une île dévastée par la crise. D’abord il y a le petit Yannis qui explore les profondeurs du silence, coupé du reste  du monde dans  un autisme abyssal.  Quand il pense à une personne, il ne se souvient pas d’un nom mais d’un nombre. Il connait exactement le poids de poissons que les pêcheurs rapportent chaque jour au port.  Il se souvient de tout dès lors qu’il s’agit de mesurer. “ Sur l’île, tout le monde pêchait, mais ceux qui en faisait profession n’étaient plus que cinq.  Yannis avait attribué un numéro à chacun et calculé leur ordre d’arrivée sur une moyenne de cent jours.” A sa manière il est un génie seul et incompris, enveloppé dans un voile épais de solitude.
   Il y a aussi Maraki la mère de Yannis,  qui chaque jour  se lève avec le soleil  de la Méditerranée  pour aller pêcher à la palangre,  pêche  qui exige des trésors de techniques et de patience. “ Elle n’en pouvait plus.  A chaque instant il y avait un pacte à respecter.  Et en retour, rien. Ni geste ni sourire.  C’était cela, sa vie. Des pactes à n’en plus finir et des heures à s’esquinter en mer.  Elle aurait pu choisir la pêche au filet. Par comparaison à la palangre, c’était le grand confort. Mais elle n’aurait rien attrapé de bon.” Maraki est une mère courage qui use sa vie dans un combat dont seule la Méditerranée peut fixer le tribut.
   Le dernier personnage du triptyque est Eliot, un architecte retraité qui vient de perdre sa fille Eurydice et dont il veut prolonger la quête : trouver  le Nombre d’Or.  Eliot a prit en amitié le petit Yannis à qui il raconte les grands mythes de l’Antiquité et la vie des Dieux grecs.  “Il raconta pourquoi Thétis avait plongé son fils dans le Styx en l’agrippant par son talon et qu’à cet endroit il serait plus tard atteint par une flèche mortelle.
-      Il aurait dû mettre une petite armure autour de son talon, dit Yannis. Il ne serait pas mort.“
Entre ces trois personnages, dans un pays en plein bouleversement, battu par les vents mauvais de la crise économique, des liens très forts vont se tisser.  Arditi nous convient au café Stamboulidis, chez Nektarios le coiffeur pour dames ou chez Vassilis le mareyeur. Le lecteur partage un peu du sol grec, profite de la bonne odeur des dorades grillées et se promène sur la côte de Kalamaki au soleil levant.  “L’enfant qui mesurait le monde” est une ode à la beauté d’une Grèce éternelle, au coeur immense et à la générosité millénaire qui demeure inexorablement elle même malgré les évènements qui l’ébranlent.  Le lecteur ne quitte pas ce roman, il prolonge son séjour à Kalamaki…

Archibald PLOOM

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OUTRE-TERRE de Jean-Paul KAUFFMANN


"Outre-Terre" est une oeuvre inclassable, entre l'essai, la monographie historique, l'analyse esthétique et la plongée dans l'univers balzacien. Jean-Paul Kauffmann a préparé pendant des années ce voyage, de retour, sur les terres d'une bataille de la grande armée napoléonienne. Il va finalement l'effectuer avec ses deux fils et son épouse. Un voyage dans l'enclave russe de Kalingrad dans l'ancienne Prusse orientale autrefois appelée enclave de Koenigsberg. Ce lieu oublié d'Europe a connu deux grand événements : la naissance et la mort de Kant et la bataille d'Eylau où Napoléon a failli tout perdre après un massacre épouvantable sur un champ de bataille de poche.
Jean-Paul Kauffmann, qui est un extraordinaire conteur, prolonge sa réflexion sur l'aventure napoléonienne et marche sur les trace d'un des plus fameux personnage balzacien : le colonel Chabert... Car Chabert, que Balzac fait surgir d'entre les morts, hante Kauffmann depuis son enfance. Chabert qui, comme l'ancien otage du Liban, reviendra d'outre-tombe.
"Outre-Terre" est un grand livre qui célèbre un grand moment de littérature à travers l'écriture Balzacienne mais aussi un grand moment de peinture quand Napoléon décide d'organiser un concours réunissant les meilleurs peintres de l'époque et dont le thème sera justement cette bataille presque perdue. Une manière de retourner le mauvais sort historique en sa faveur. De leur côté les russes célèbre eux aussi Eylau comme une victoire.
Kauffmann s'interroge enfin sur le sens général de l'histoire. Il écrit à propos de l'Empereur : " Napoléon a refait le moral du peuple français, c'est sa gloire la plus vraie. J'adhère totalement à ce jugement de Stendhal. Redonner le moral à un pays profondément traumatisé et ruiné, ce n'est pas rien. Mais ensuite ?" Dans ce "ce n'est pas rien" résonne toute la difficulté du temps présent, c'est au fond tout l'esprit de ce livre qui relie, à travers la prose lumineuse de Jean Paul Kauffmann, le passé et le présent.

Archibald PLOOM 


MADISON SQUARE PARK d'ABHA DAWESAR

 
Abha Dawesar nous propose avec “Madison Square Park” un sixième roman inspiré qui plonge ses racines dans une enfance indienne et qui doit composer avec la modernité de New Yorkaise où Uma vit depuis qu’elle a quitté son Inde natale. Dawesar continue à creuser son sillon autour de la question des origines, de la tradition et du combat des femmes pour vivre la vie qu’elles ont choisie. Avec beaucoup d’acuité elle sait faire émerger les tensions cachées au coeur des êtres, les équilibres précaires qu’ils parviennent péniblement à établir et qui peuvent se rompre un jour parce qu’une nouvelle vient tout bouleverser. Uma est une jeune femme brillante qui a su se construire une vie très loin de son pays d’origine avec Thomas, un homme qu’elle a choisi et qui ne ressemble guère à ce que la tradition indienne lui aurait réservée. C’est sans doute là que se niche la puissance du travail littéraire d’Abha Dawesarn, cette incroyable capacité à rapprocher l’extrême modernité d’une vie américaine et le poids d’un héritage familial qu’il est impossible d’effacer vraiment. Uma doit constamment composer entre deux mondes qui n’ont rien en commun. “ L’odeur si prégnante de ce savon vert me fait penser à mon père et à l’Inde. Un savon qui collait aux mains et collait tout ce que je touchais - le seau, le robinet, la tasse – en vert. Il laissait la peau sèche et fripée, le dessus des mains blanc. C’est en Amérique que j’ai découvert les produits Dove, les laits pour le corps, des shampoings qui sentaient le fruit de la passion et des après-shampoings qui rendaient mes cheveux raides et épais , soyeux et doux au toucher. Brillants.” Uma a beau garder son père alcoolique et sa mère angoissée à distance de sa vie, l’Inde continue à travailler en elle. On ne se débarrasse pas des traditions de son pays d’origine parce qu’on vit dans la ville la plus moderne du monde. C’est ce que va découvrir la jeune femme quand l’annonce de sa maternité redistribuera les cartes de sa vie.
Une fois de plus Abha Dawesar réussit à jouer merveilleusement sur cet entre deux où se livre le combat d’une femme pour sa liberté. La traduction de Laurence Videloup a su conserver la saveur des descriptions du monde perdu de l’enfance indienne d’Uma et la dimension tragi-comique des rapports familiaux. “Madison Square Park” est un excellent roman qui conjugue exotisme et puissance narrative.

Archibald PLOOM

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ARRETEZ-MOI LÀ de Iain LEVISON



Iain Levison est né à Aberdeen en Ecosse et c’est peut être pour cette raison que son regard sur l’Amérique est aussi décalé. Son premier roman “Tribulations d’un précaire”, directement inspiré par tous les petits boulots qu’il avait dû accepter après ses études, annonçait déjà la couleur. Le succès arrivera avec un “Un petit boulot”, roman qui continue le travail de démontage du système nord américain conjuguant libéralisme, adaptabilité et abandon des classes populaires. Les analyses au scalpel de Levison sont toujours accompagnées d’un solide sens de l’humour qui ne gâte rien à l’affaire.

Avec “Arrêtez-moi là !” Iain Levison examine un autre point calamiteux de la société américaine : la justice. Où comment un chauffeur de taxi se retrouve embarqué dans une affaire criminelle qui va le conduire dans le couloir de la mort. Le roman se déroule évidemment dans l’état du Texas, connu pour la qualité de ses enquêtes de police et la probité de sa justice.
Le récit est, à ce titre, tout à fait édifiant et il tourne à la démonstration quand Levison décrit la manière dont travaille la police texane qui visiblement est moins intéressée par la vérité que par le fait de trouver un coupable à donner en pâture aux médias. Notre chauffeur de taxi vit cette aventure avec assez d’humour pour ne pas sombrer complètement. Reconnaissons d’ailleurs à Levison d’avoir le sens de la formule : “Quel monde merveilleux ce serait si seulement les ignorants étaient un peu moins sûrs d’eux.” Seulement les ignorants sont les rois du monde dans le système judiciaire américain sauf évidemment les grands cabinets d’avocats qui flairent les enquêtes bâclées et les dossiers mal ficelés.
Ce roman serait en lui même un procès à charge si l’écrivain ne parvenait pas à un excellent dosage entre exposition des faits, une bonne dose d’humour et une mordante ironie. Le style de Iain Levison n’est pas très loin de celui de Nick Hornby puisque ces deux écrivains partagent la même distance critique avec la la réalité, le sens de la formule et le goût de tourner en dérision les circonstances les plus tragiques de l’existence. Oui vraiment “Arrêtez-moi là !” est un excellent roman !

Archibald PLOOM

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JE DIRAI MALGRÉ TOUT QUE CETTE VIE FUT BELLE de Jean D'ORMESSON


Où Jean d’Ormesson nous propose une manière de Mémoires sans en être. Où il oscille entre un Rousseau qui aurait de l’humour et un Chateaubriand rattrapé par Flaubert. Pour aborder une question qui a toujours été centrale dans son oeuvre : MOI ! On pourrait s’en offusquer, y voir la manifestation accablante d’un narcissisme démesuré, ce serait oublier un peu vite que notre d’Ormesson national est un véritable écrivain. Tout chez lui fait littérature ! Et à l’heure où les autofictions nauséabondes envahissent les médias on peut trouver courageuse la tentative de cet éternel jeune homme de plus de 90 printemps d’ouvrir son propre procès ! Jean, Bruno Wladimir François de Paule Lefèvre d’Ormesson comparait en effet devant un procureur coriace qui n’est autre que lui même. “Je dirai malgré tout que cette vie fut belle” ne serait donc décidément pas des mémoires mais renverrait aux minutes d’un procès. Le résultat est alerte, gai et plein d’esprit : “Je suis un écrivain français au temps où les écrivains français, hier encore triomphants à travers le vaste monde, sont en voie, sinon de disparition (…) du moins en déclin.”
D’Ormesson nous propose une plongée vertigineuse et tonique dans son passé tout en se livrant à un inventaire passionnant autour des écrivains qui l’ont influencé où qu’il a fréquentés. Un index permet d’ailleurs de pouvoir circuler dans cette oeuvre par noms d’écrivains ce qui ajoute au plaisir de la lecture et de la découverte. Le mode de l’interrogatoire de justice permet de conserver au fil des pages une tension qui rend la lecture parfois haletante. L’écrivain sait jouer des procédés syntaxiques et stylistiques qui permettent de garder son lecteur dans le prétoire jusqu’à la dernière ligne.
On retrouve au détour de certaines pages l’intensité dramatique de la fin des “Mémoires d’Outre Tombe”, l’épreuve du temps, la disparition des amis et des traditions, l’évolution de la langue, le vertige devant l’inéluctable qui s’avance. Un grand livre, un beau livre, un livre de vie.

Archibald PLOOM

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LE SILENCE DE MON PERE de Doan BUI

    
 Il a fallu que le père de Doan Bui se fige dans le silence à la suite d’une attaque cérébrale pour que sa fille, grande reporter à l’Obs - s’interroge soudain sur ses origines. “ Ma famille me paraissait vide, sans racines, sans lieux à épingler sur une carte. Un château de sable sans fondations.” Doan qui est fascinée par la géographie des noms et des régions, ceux d’Henri Bosco, d’Henri Troyat, de Georges Duhamel et de Roger Martin du Gard, va alors se glisser dans les habits de l’enquêtrice pour remonter le grand fleuve du temps.
On lit de très belles pages sur l’enfance à l’ombre de ce père perdu dans ses pensées : “Lors de ces longs trajets, nous pleurnichions, nous nous disputions, nous vomissions parfois. Mon père restait toujours calme. La route l’apaisait. Ovide écrit que les exilés laissent leur corps derrière eux. En voiture papa était juste là, son corps et son âme enfin rassemblé. Serein.”
Ce père qui examinait, avec son microscope, en direct les tumeurs lors des opérations pour indiquer au chirurgien s’il devait seulement ôter tout ou partie de l’organe, ce père était myope et on dit que les myope voit mieux de près. Sa fille dans son travail d’enquête va, pour le coup, elle aussi examiner au plus près l’histoire de celui qui quitta le Vietnam pour venir s’installer en France.
Elle revient d’ailleurs avec humour sur ses origines :“Nous sommes, mon frère, mes soeurs et moi, des enfants “bananes”, jaunes à l’extérieur, blancs à l’intérieur. Tous nés en France. De purs produits de la République française. (…) Mon père s’accrochait à son pays perdu grâce à la nourriture. Ma mère cuisinait vietnamien pour mon père, français pour nous.”
Quand en 2007 Doan Bui écrit au service central d’état civil de Nantes afin d’obtenir un extrait d’état civil pour son père et sa mère, nés à l’étranger. Les fonctionnaires retrouvent la trace de sa mère mais selon eux, son père n’existe pas… Les pages qui suivent sont terribles. Elles soulignent l’infortune de perdre son origine. Doan Bui sombre soudain devant un guichet de l’administration dans le marigots des mal-nés car l’origine de son père étant perdue, elle ne peut de son côté renouveler ses papiers. Commence alors un long travail d’investigation qui va obliger Doan à suivre les méandres d’une histoire comportant de complications qu’une montre Suisse. Il lui faudra plusieurs années et un voyage dans la terre de son père pour retisser le tissu déchiré des origines.
“Le silence de mon père” est un récit magnifique , à la fois émouvant, dramatique et profond. On suit les pas de Doan sur les traces de son père en retenant son souffle. Impossible de ne pas être bouleversé par cette histoire poignante. Merci Doan Bui. Merci pour ce témoignage d’amour filiale enchâssé dans le tumulte de l’histoire des hommes.

Archibald PLOOM

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GLOIRE TARDIVE d'Arthur SCHNITZLER


Il est étonnant que des archives rendent à la vie le manuscrit original d’un écrivain de premier plan. C’est pourtant le cas avec ce remarquable roman de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler “Gloire tardive”. Schnitzler est mort en 1931 et pourtant il a fallu plus d’un siècle pour que ce roman sorte du silence dans lequel il était resté jusqu’alors. Il s’agit presque d’un roman de jeunesse puisque l’écrivain l’écrit alors qu’il n’a encore que 33 ans. Il est alors médecin à Vienne et “Gloire tardive” ne sera jamais publié. Pourtant cette oeuvre aurait pu contribuer à la reconnaissance littéraire de Schnitzler car elle possède déjà toutes les qualités d’un grand roman. Le récit se focalise d’ailleurs sur la nature profonde de la gloire littéraire. Il nous propose en effet de nous intéresser à l’incroyable destin d’Edouard Saxberger qui publia dans sa jeunesse une oeuvre poétique intitulée “Promenades”. Devenu plus tard fonctionnaire, il reçoit trente ans après la publication de son recueil la visite d’un jeune écrivain qui se présente comme l’un de ses admirateurs. Incrédule Saxberger se voit invité dans un petit cercle d’écrivains où il va trouver une forme de reconnaissance tardive. Le vieux poète sait qu’il n’écrira plus, qu’il est trop tard et pourtant il va se laisser griser par cette reconnaissance inattendue.
Le thème principal du roman de Schnitzler est moins la gloire littéraire que les vanités qui y sont attachées. L’ascension d’Edouard Saxberger n’est pas sans conséquences sur sa vie et il lui faudra du temps pour retrouver le sens exact de cette incroyable aventure. Lui qui avait oublié jusqu’à ses tentatives de jeune poète se retrouve projeté dans une coterie d’admirateurs dont il finira par découvrir la réalité des pratiques.
Schnitzler parvient à mettre en exergue la psychologie complexe des personnages qui composent son roman, en particulier celle de ceux qui appartiennent au petit cercle qui accueille Saxberger. Arthur Schnitzler joue avec le miroir des apparences avec beaucoup de talent et sans écarter aucune des mauvaises raisons qui contribuent à la gloire littéraire. Une belle découverte !

Archibald PLOOM

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LADYBOY de Perrine ANDRIEUX


Perrine Andrieux nous propose, avec “Ladyboy” un roman qui aborde la question complexe du genre à travers l’histoire de Jade qui nait garçon mais fille à l’intérieur. Certains diront qu’il s’agit de transexualité mais le personnage met immédiatement les choses au clair sur le sujet :” Je n’ai pas envie d’articuler le mot de transsexuelle. La partie sexuelle me dérange parce qu’elle exclut la véritable quête, renverse nos réalités et nous devenons triviales, hypersexuées insatiables, mercenaires à pénis et lingerie bon marché.” Les choses sont dites avec crudité mais elles ont le mérite d’évacuer la dimension fantasmatique qui est associée à ceux qu’on appelle aussi les “Ladyboy”, contraction qui réunit en un seul vocable deux réalités opposées et complémentaires.
“Ladyboy” est le roman d’une quête, celle d’un être qui veut franchir le grand fleuve du genre et assumer toutes les étapes de cette transformation. Le lecteur va accompagner pas à pas cette métamorphose qui n’a rien de simple tant au niveau physique que psychologique. On retrouve d’ailleurs à travers la trame narrative les quatre grandes étapes du bouddhisme :
“ Duhhka : la vie est une souffrance
Samudaya : trouver la cause
Nirodha : S’en libérer
Magga, la quatrième vérité, l’itinéraire à emprunter pour que la douleur cesse, que la plénitude se fasse sentir en profondeur de nos coeurs meurtris, de nos corps transformés.”
Stéphane, le mari français de Jade, doit traduire, une oeuvre poétique thaïlandaise du XVIIeme siècle, le “Khlong Nirat Hariphunchai” de Sithep. Travail ardu car le thailandais ne comporte aucune ponctuation ni majuscules ; de plus les voyelles peuvent se loger devant ou derrière une consonne mais aussi au-dessus ou en dessous. Cette langue révèle à elle seule un pays d’une grande complexité à bien des égards et que l’on découvre avec délice au fil des pages. Jade est bilingue et tente de l’aider mais leur relation de couple est parfois orageuse – on y apprend à l’occasion qu’il vaut mieux éviter de mettre une thaïlandaise en colère - et les épreuves s’accumulent.
“Ladyboy” est un roman émouvant et parfois profondément déstabilisant qui dévoile un parcours de vie complexe au coeur d’une Thaïlande que Perrine Andrieux nous fait découvrir, en évitant avec bonheur les clichés à propos de ce pays tissé de contrastes, de violence et de sagesse. Etonnant roman en vérité que ce “Ladyboy” qui tient beaucoup plus de promesses qu’on aurait pu l’envisager au départ.

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LE LIVRE DE COMPTES d’Alain AUDEBEAU



Révignac, en Saintonge, avec son pont frangé de fer et la cascade fracassante d’une ruine de moulin. Révignac avec sa petite église à flanc de coteau, rustique et solitaire où l’on vient de célébrer les obsèques d’André Joubert sous la grisaille et l’humidité et dont il se murmure dans le village que sa fille Nathalie serait du sang des Bertounet. Cette famille n’était pas de Révignac mais de Montières, le village voisin, où ils firent fortune dans la forge et la quincaillerie entre 1860 et 1930. La disparition d’André Joubert c’est la mémoire de cette histoire qui va s’effacer. Mais il existe une autre mémoire familiale, celle d’Auclaire, l’écrivain qui a découvert au fond d’un grenier le fameux livre des comptes où pendant plus de soixante ans les Bertoumet ont tenu la chronique de leur vie et de leurs affaires. Chroniques fragmentaires qu’Auclaire voudrait remettre en ordre, retisser sa trame narrative à travers l’écriture d’hommes justement peu habitués à tenir la plume.
La force du texte d’Alain Audebeau tient justement à l’entremêlement des écritures du passé et de celle du présent. Mais retrouver la trame du passé exige une excellente mémoire et celle d’Auclaire commence elle aussi à défaillir. Deux mondes vont alors s’opposer, l’un parfaitement réel et l’autre imaginaire. Mais n’est ce pas au fond la forme romanesque qui est ainsi interrogée? Auclaire s’enfonce doucement dans un monde onirique où l’on ne sait plus très bien distinguer l’ordre du temps et l’authenticité des souvenirs.
“Le livre de comptes” est un roman surprenant, jubilatoire et brillant. L’écriture d’Audebeau sert cette remarquable fresque familiale avec humilité jouant avec bonheur sur les scènes dialoguées tout en construisant un appareil descriptif flamboyant. L’écrivain sait suggérer atmosphères et émotions avec beaucoup d’élégance et de raffinement, nous permettant de retisser les liens profonds qui nous unissent à l’humanité qui nous a précédés. Quatre cent pages imprégnées du destin des hommes. Une belle réussite littéraire à découvrir absolument.

Archibald PLOOM

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TOUS ENFANTS DE DIEU de Jean-Philippe ARCUCCI



“Tous enfants de Dieu” est un formidable roman de près de sept cents pages qui conjugue à la fois la célérité de l’enquête policière et la profondeur du roman historique. Les spécialistes de l’entre deux guerre constateront d’ailleurs que Jean-Philippe Arcucci travaille à partir d’une documentation historique fouillée dont l’exigence sert la dimension narrative. Comme l’indique l’auteur dans la quatrième de couverture: "Tous les événements historiques relatés dans ce roman sont authentiques. Ni les dates, ni les lieux n'ont été changés, l'identité des protagonistes a été préservée, leurs dialogues (notamment ceux de Louis-Ferdinand Céline, Georges Montandon, Winston Chrurchill, Charles de Gaulle) sont issus de leurs propos ou de leurs écrits." Le lecteur est prévenu l’écrivain ne réécrit pas l’histoire il en fait sa toile de fond sans jamais tricher avec l’exactitude des faits.
Arcucci situe son action entre 1918 et 1964 mais l’essentiel du roman se déroule entre les années qui suivent la fin de la première guerre mondiale et le terme de la seconde. L’un des personnage principaux du roman est un flic atypique, Germain Mangin, qui intègre la Brigade spéciale n°1 et qui va devoir s’employer sur une une enquête relative à l'attaque fomentée par les Camelots du roi, le 13 février 1936, contre Léon Blum et qui se solde par le meurtre de l'un des leurs. Mangin s’interroge d’ailleurs sur l’identité d’un étrange personnage qui n’est jamais très loin des scènes et qui est lié aux affrontements entre groupuscules politiques de l’époque. A ce titre la plongée historique que nous propose Arcucci rappelle à ceux qui l’auraient ignoré l’incroyable violence qui régnait dans les années 30 au cœur de la vie politique : insultes, antisémitisme, violence physiques et assassinats étaient le lot commun de l’action politique.
Reste que « Tous enfants de Dieu !» ne se contente pas d’une classique enquête policière qui verrait le roman se refermer avec l’arrestation du coupable. Ce serait trop simple et Arcucci parvient à donner un second souffle à sa narration grâce au souffle de l’histoire. Où l’on découvre toute la complexité de cette période à travers une série d’événements qui précipitèrent la défaite des uns et la victoire des autres : la bataille de Dunkerque, Bir Hakeim, le meurtre de Darlan, le maquis des Glières…
« Tous enfants de Dieu ! » est une oeuvre parcourue par le tragique de l’Histoire, multiforme et terrible, où chacun combat avec sa part de vérité sans jamais savoir quel sera le terme de l’aventure. Il fallait oser cette grande fresque historique qui s’étend sur trois générations dans les pas d’un Jules Romain ou d’un Roger Martin du Gard. Formidable mise en abyme historique ou les histoires individuelles viennent télescoper la grande Histoire. Oui « Tous enfants de Dieu ! » est un grand roman.

Archibald PLOOM
 

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