Après un terrible accident qui le laissa presque pour mort, Sylvain Tesson – qui est revenu depuis de cette forme d’héroïsme personnel aussi inutile que destructeur – s’était fait la promesse, dans son lit de souffrance, qu’il traverserait la France à pied s’il parvenait un jour à remarcher. La médecine française et des mois de rééducation vont lui permettre de retrouver assez de mobilité pour réaliser ce projet. “Sur les chemins noirs” sera la mise en récit de cette promesse qu’il s’était fait à lui même. «J’avais rêvé cette balade de France dans un lit, je m’étais levé pour l’accomplir. C’était un voyage né d’une chute ». Il la fera seul, rejoint parfois, pour quelques étapes, par ses amis Gras, Goisque, Human et par sa sœur.
Tesson est amoureux des cartes IGN au 25.000e car elles sont les seules à révéler les chemins pastoraux fixés par le cadastre « des accès pour les services forestiers, des appuis de lisière, des via antiques à peine entretenues, parfois privées souvent laissées à la circulation des bêtes. La carte entière se veinait de ces artères. C’étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l’échappée, ils étaient oubliés le silence y régnait, on y croisait personne et parfois la broussailles se refermait aussitôt après le passage. Certains hommes espéraient entrer dans l’histoire. Nous étions quelques uns à espérer disparaître dans la géographie. » Le projet est posé, il est celui d’un grand marcheur qui n’aime guère la modernité imposée par la société contemporaine. Tesson écrit et parle une langue qui honore le passé et se méfie du présent. Il est plus proche de Chateaubriand – la religion en moins - que de Beigbeider, il y a chez lui une recherche de l’intact au cœur d’une nature constamment redessinée par les hommes. Tesson est toujours une source vive à laquelle le lecteur vient boire.
« Sur les chemins noirs » sont aussi les chemins de la rédemption. Ce long voyage pédestre du Mercantour au sommet du Contentin est celui d’un homme éclopé qui ne pourra plus jamais mettre la machine en surchauffe. Après sa chute suivie d’un salut inespéré, l’écrivain, qui se présente comme un ancien et triste soûlographe, se retrouve à des années lumière de son existence d’avant. « Pour moi, une noble existence ressemblait aux écrans de contrôle des camions sibériens : tous les voyants d’alerte sont au rouge mais la machine taille sa route … » Il faudra faire désormais à l’économie. La traversée va commencer en compagnie de Pessoa, Hölderlin et de Staël mais Dieu que c’est difficile. Tesson fait le compte des pertes et le constat est sans appel, il ne tourne plus que sur un cylindre… Et pourtant il tiendra sa promesse.
« Sur les chemins noirs » est un ouvrage qui prend le vif des bonheurs simples et des douleurs irrémédiables, un récit que n’aurait pas renié un Marc Aurèle ou un Nietzsche. Les chemins noirs possèdent la puissance de l’indifférence, ils sont, dans une société mondialisée, pas très disposés aux changements. « On les comprenait : quand on a cultivé un terroir pendant deux mille ans, il n’était pas facile de participer à la foire mondiale. » Un grand, un beau livre qui constitue une inflexion dans une œuvre qui avançait jusqu’alors à marche forcée et qui désormais ralentit le pas mais continue sa pérégrination en suivant indéfectiblement la ligne d’horizon.
(CULTURE-CHRONIQUE.COM)