jeudi 13 octobre 2016

NOS LIEUX COMMUNS de Chloé THOMAS


Au lendemain de mai 68  certains intellectuels d’extrême gauche abandonnèrent leurs livres et ce que certains dénonçaient déjà comme un confort “petit bourgeois” pour s’établir dans les usines et travailler de leurs mains. On les appela “les établis”. La plupart rompirent définitivement avec leur milieu, d’autres revinrent au point d’origine après quelques années d’immersion ouvrière.  “Nos lieux communs” de Chloé Thomas revient avec acuité et délicatesse sur cette période particulière de l’histoire de notre pays.  L’écrivain  reconstruit  la trajectoire de Bernard et Marie  qui vont tenter cette aventure dix ans plus tard comme pour raviver une flamme sur le point de s’éteindre, “… petit à petit, les usines avaient cessé d’occuper les esprits ( et c’est elles qu’on renonçait aussi, doucement,  à occuper). Quelque chose à leur propos devenait historique, gagnait à ce titre en prestige  ou en droit d’émouvoir, comme si elles étaient à peine moins sacrées  qu’une de ces reliques joliment archivées qui éveillent la fascination et aussi le dégoût.”  L’écriture  de Chloé Thomas avance  sur une ligne d’horizon  brossée à la mine de plomb, des silhouettes qu’on croyait disparues se distinguent à nouveau  et surgissent du tunnel de l’histoire.  Bernard  après quelques années  va renoncer  à la révolution tandis que Marie  va continuer  à travailler  en usine. Pierre  leur fils sera élevé par son père loin de Marie qui s’est définitivement éloignée. “ Pierre et Bernard avaient d’une certaine façon grandi ensemble, l’un contre l’autre, dans ce qu’ils auraient pu croire la même absence de Marie mais qui prenait en chacun d’eux une coloration différente , irréconciliable”  C’est Jeanne, l’amie de Pierre, qui va tenter de retrouver les pièces manquantes de leur histoire.     Progressivement les choix des uns et des autres viennent sourdre  à la surface  du récit  et éclairent  d’une lumière de crépuscule  cette flamme que chacun entretenait de son côté.  La révolution  avait un prix mais quand on a vingt ans  son évaluation n’a aucune importance, reste que plusieurs décennies plus tard  chacun  a réglé son addition et rien n’est vraiment terminé.  Désormais les discours de Bernard sont truffés de guillemets qui sont autant de prises de distance avec ce que fut sa relation vis à vis de l’idée révolutionnaire. Que faut-il encore croire quand le temps a tout usé ?  Au terme du roman on reste étourdi par la maturité de cet écrivain de trente ans qui parvient à sonder les silences d’une génération militante à travers  le combat  d’une femme qui assuma  toutes les conséquences de son engagement.   “Nos lieux communs”  n’est ni un réquisitoire, ni un roman à charge mais plutôt un voyage au coeur d’un passé qui éclaire encore notre présent d’une faible lueur.  Magistral !

Archibald PLOOM (CULTURE-CHRONIQUE.COM)


lundi 3 octobre 2016

UN DANGEREUX PLAISIR de François VALLEJO

Voilà un de ces romans qu’on commence dans l’allégresse et qu’on abandonne avec regret, un de ces romans plein de saveurs, de parfums et de sensualité.  « Un dangereux plaisir »  est le roman d’une quête obsessionnelle, celle d’Elie Elian, un jeune garçon qui n’est guère inspiré par ce que ses parents lui proposent à manger. En revanche il passe des heures à observer la vie du restaurant qui se trouve en face de chez lui : « ces mains hachant menu à toute allure, saupoudrant des épices en ondes mesurées, arrosant une pièce de volailles en trois cuillerées, coupant la peau d’une dorade royale de deux traits,  séparant le jaune d’un blanc d’un coup sec, escamotant la coquille… » Un véritable spectacle qui n’en finit jamais et que l’écrivain décrit avec une finesse et un soin du détail qui replace  chaque geste dans le mouvement général d’une cuisine de restaurant. 
   Le jeune Elian va consacrer toute sa vie  à la cuisine, au point d’en oublier tout ce qui fait le reste d’une existence.  La cuisine, juste la cuisine, rien que la cuisine. Il va aiguiser son savoir et ses aptitudes de place en place, apprenant en silence.  Mais comme il casse un peu trop de vaisselle il finit par se retrouver à la rue où il  fréquentera toute une faune de mauvais garçons qui lui apprendront  la grivèlerie.  Mais son aventure ne va pas s’arrêter là et Elie va rapidement rebondir  dans le restaurant de Jeanne Maudor qui lui ouvrira sa cuisine et son cœur, préparant  les étapes futures de l’inexorable quête du jeune cuisinier.
   François Vallejo nous offre  un magnifique récit immergé  dans le monde de la cuisine,  qui fonctionne  comme le symbole de la permanence  et qui est assurée par des hommes qui voient leur vie dévorer par leur passion.  Ce que va comprendre Elie dans son enfance, il va le mettre en pratique dans sa vie mais, en vérité, les enjeux profonds lui échappent.  La métaphore de la cuisine  résonne  comme un coup de feu qui durerait une existence entière.  « Un dangereux plaisir »  est un texte somptueux et  tendu qui tente de saisir ce geste aristocratique qui nourrit les hommes.  A ne manquer sous aucun prétexte.
Archibald PLOOM  (CULTURE-CHRONIQUE.COM)

L'ARGENT de Charles PEGUY


Quelle bonne idée ont eu les éditions “Louise Bottu” de publier  “L’argent” ce grand texte de Charles Péguy dans la collection “Inactuels/intempestifs”. Ce court essai, qui parut quelques mois avant la première guerre mondiale où Péguy devait sombrer corps et âme avec des millions d’autres, conserve une actualité et une pertinence  qui  laisse pantois.  Lire ou relire “L’argent” c’est se plonger dans une eau vive qui réveille la conscience et les forces vitales de l’esprit.  On retrouve le style direct et plein de verve d’un Péguy au sommet de son art d’essayiste. Les formules font mouche et éclairent des évolutions  qui, depuis, se sont accélérées de manière considérable. “L’ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d’argent. L’ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d’argent. Quant aux ouvriers ils n’ont plus qu’une idée, c’est de devenir des bourgeois. C’est même ce qu’ils nomment devenir socialistes.”   Péguy force les verrous sociaux et les apparences sociologiques avec la précision  d’un laser.  Il déteste l’argent et sa réflexion parait  parfois prophétique : “Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu'à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.” On lit déjà entre les lignes la logique implacable de la maximisation des profits, celle qui déshumanise et qui fonctionne désormais sur le mode algorithmique.  Mais Péguy n’était pas un prophète, il avait juste  la lucidité des grands esprits qui parviennent à saisir dans l’avenir les conséquences du présent.
 Cette nouvelle édition parait en des temps où l’histoire semble de nouveau glisser sur la mauvaise pente. Il y a cent ans Péguy était déjà mort, fauché, comme Alain Fournier, dans les premiers jours de la guerre: mort à l’ennemi selon la formule de l’époque. Mais pour nous Péguy reste vivant à travers des textes aussi éclairants que “L’argent”. Nous en avons bien besoin en des temps où la parole politique semble discréditée et où la transcendance et l’idéal semblent s’être perdus dans les travées d’une interminable galerie marchande qui figure la société d’aujourd’hui. 
Archibald PLOOM (CULTURE-CHRONIQUE)

GERMANICUS de Yann RIVIERE


Le dernier ouvrage de Joël Schmidt “La mort des César” raconte avec beaucoup de talent  la fin des soixante dix empereurs romains qui se succédèrent à la tête de l’Empire jusqu’à sa fin.  Mais il existe une catégorie de princes qui n’accédèrent jamais  à la magistrature suprême alors même qu’ils en avaient l’étoffe. Ce fut le cas de Germanicus qui mourut à 34 ans à Antioche manquant une consécration qui lui tendait les bras. Yann Rivière qui  connait parfaitement l’histoire politique et juridique de la Rome  Antique nous propose  une biographie serrée de plus de cinq cents pages  de celui qui fut le petit fils de Marc Antoine, l’époux d’Agrippine et le père de Galigula. 
   D’emblée l’historien s’interroge.  L’Empire n’aurait-il pas été plus puissant  si Germanicus n’était pas mort  si jeune ?  Son entreprise de consolidation de la domination romaine en Orient n’aurait-elle pas été menée à son terme?  S’il avait vécu, le roi des Parthes qui a pleuré sa mort n’aurait-il pas pas vécu en bonne entente avec Rome au cours  des années suivantes plutôt que de s’engager dans une guerre qui vida les caisses de l’Empire pour le contrôle de l’Arménie. Toutes ces hypothèses restent évidemment au conditionnel mais elles en disent long sur la personnalité hors du commun. En effet peu de ses contemporains auraient pu imaginer que le fils de Livie et de Marc Antoine occuperait une telle place dans l’Etat Romain et qu’il contribuerait autant à la défense de l’Empire. Rappelons  qu’il brilla avec ses légions en Illyrie  et qu’il effaça le désastre de Varus en Germanie en infligeant une cruelle défaite au chef légendaire Arminius.  La suite de son ascension  se poursuit en Orient  où il consolida la paix  et joua un rôle politique de premier plan.  Il mourut persuadé qu’on l’avait  empoisonné  ce qui est bien possible et ce qui ne déplut pas forcément à Tibère qui assistait l’ascension de Germanicus avec inquiétude.  Reste que dans toutes les régions où il passa son souvenir resta vif longtemps  après sa disparition.
  Ce “Germanicus”  de Yann Rivière se lit comme un roman. Nous traversons  l’Empire au côté de l’un des personnages les plus flamboyants que Rome enfanta.   L’ouvrage est à fois un formidable récit et  une minutieuse reconstitution  historique. L’un des meilleurs livres d’histoire de l’année. 

(CULTURE-CHRONIQUE.COM)

LES RÈGLES D'USAGE de Joyce MAYNARD


Le 11 septembre a marqué de son empreinte la vie des New Yorkais mais a aussi considérablement influencé les écrivains américains. On pense à Dan Dellilo ou encore à Jonathan Safran Foer qui nous ont proposé des romans hantés par la conflagration de cet événement.  Joyce Maynard  avec “Les règles d’usage” fait, elle aussi,  démarrer  l’action de son récit le 11 septembre 2001.
   Pour Wendy, treize ans, qui vit avec sa mère, son beau père et son petit frère à Brooklyn c’est une journée comme les autres du moins au début.  Mais après les attaques terroristes sa mère ne revient pas.  “Ils ne savaient pas grand chose. Seulement qu’un avion s’était écrasé contre une des tours du World Trade Center. La tour de sa mère.  Dans la salle de classe, les élèves avaient pour consigne de rester assis à leur bureau jusqu’à ce qu’on vienne les chercher. Les trois quarts d’entre eux étaient agglutinés devant les fenêtres, non qu’on vît grand-chose à cause de la fumée.” Le décor est posé, infiniment tragique.  L’attente va être interminable, des heures, puis des jours.  La sidération gagne chaque membre de la famille. Progressivement Wendy prend conscience  de cette irrévocable absence. Lentement  la réalité  qui était la sienne se dérobe,  comme pour tous les enfants à l’orée de  l’adolescence  la famille possède un caractère  définitif.  Pourtant  pour Wendy tout a basculé  et rien  ne subsiste  plus qu’un douloureux  souvenir.
   Commence alors une longue quête qui va voir Wendy partir chez son père en Californie, un homme qu’elle connait mal,  tout en cherchant  de légitimes  réponses à la situation que le destin lui impose.   Elle va bientôt cesser de se rendre au collège préférant partir seule à l’aventure dans les rue de Davis, la petite ville de la banlieue de Sacramento  où son père  Garrett a élu domicile.   Ces fugues vont déboucher sur des rencontres souvent surprenantes : une mère adolescente, un libraire  plein d’esprit et de clairvoyance et son fils autiste,  un jeune marginal qui traverse le pays pour retrouver un frère hypothétique.  Chacune d’elle aura une vertu cathartique, chacune de ses réponses lui offrira la possibilité d’un autre regard sur la vie.  Wendy va alors quitter l’enfance et entrer de plain pied dans l’adolescence en prenant une décision très personnelle, celle d’un choix de vie, le sien.
   “Les règles d’usage”  est sans doute le meilleur roman de de Joyce Maynard  fort bien traduit par Isabelle D. Philippe. Roman de la perte tout autant que de la renaissance à soi même,   “Les règles d’usage”  entraîne le lecteur dans une profonde méditation sur le sens de nos existences  et nous rappelle quel incroyable privilège nous avons d’avoir, tout simplement, la chance de vivre.  
Archibald PLOOM

LA MER D'INNOCENCE de Kishwar DESAI


 En Inde les viols collectifs sont malheureusement devenus l’une des mauvaises habitudes d’une société où la répression sexuelle est à tous les coins de rue. Moralisme hypocrite d’un côté,   débordements brutaux de l’autre. Une fois de plus les femmes sont les premières victimes de la folie des hommes et de l’incapacité de certains d’entre eux à contrôler leurs pulsions.  L’affaire la plus emblématique fut le viol collectif en 2012 de l’étudiante Juoti Singh Pandey dans un bus à Delhi. Cette dernière décédera quelques jours plus tard.  Les médias s’alarmèrent, l’opinion se scandalisa  mais les viols collectifs continuèrent de prospérer, les autorités  préférant pourchasser les amoureux qui s’embrassent dans les rues  plutôt que de s’interroger sur les conséquences désastreuses  d’une politique  qui sape progressivement  les bases d’une société qui inventa pourtant le Kama Sutra.
   L’écrivaine indienne Kishwar Desai va s’inspirer de ces faits pour mettre en scène  pour une troisième enquête  Simra Singh cette travailleuse sociale qui est venue passer quelques jours de vacances avec sa fille adoptive à Goa, station balnéaire et l’une des capitales du mouvement hippie.  Ceux qui ont lu les deux précédents, “Les témoins de la nuit” et “Les origines de l’amour”, savent déjà que Simra est le double de l’écrivaine, une femme qui refuse la condition qu’on impose à ses soeurs.
 Dans “La mer de l’innocence”  les vacances de Simra Singh vont être interrompues par le viol puis la disparition d’une jeune anglaise.  L’enquête va révéler un Goa  très inquiétant, celui des trafics de drogue,  des enlèvements de touristes, des meurtres  et des crimes liés à des mafias de toutes sortes.  Le mythe  beatnik s’effondre ainsi que toutes les illusions qu’on pourrait se faire sur le progressisme indien.  Kishwar Desai  est devenue maîtresse dans l’art  de faire progresser son récit . On tourne les pages de plus en plus vite et  on  s’associe au plaidoyer  de l’écrivaine indienne en faveur de la condition féminine dans son pays.  Le roman est d’ailleurs dédicacé à toutes les victimes indiennes de viol. Au terme  de “La mer de l’innocence” on se dit que , décidément, le monde ne va pas bien mais Kishwar Desai sait en faire une peinture implacable et on quitte Simta Singh avec regrets. 
Archibald PLOOM (CULTURE-CHRONIQUE.COM)